À la recherche du futur souhaitable : grâce à la prospective et au design

Selon Futuribles1, la prospective est une démarche de réflexion sur l’avenir et d’exploration des futurs possibles, qui vise à éclairer les décisions et les actions collectives en intégrant les enjeux du temps long. Curieusement, chez Wallonie Design, cette définition de la prospective nous a fait penser à celle du design, en plusieurs points. Après quelques lectures, des discussions avec des expert·e·s de la thématique et avec l’aide de Diane Beaulieu, docteure en design et en prospective, nous avons voulu mener une réflexion pour mettre en exergue les liens entre les deux disciplines, dans le but de laisser entrevoir aux designers la possibilité de faire évoluer leur pratique et aux entreprises, de travailler avec des designers ou des prospectivistes.
Dans cet article, nous commencerons par une brève introduction de ce qu’est la prospective. Ensuite, après un rappel de notre définition du design, nous nous attarderons sur les liens entre prospective et design.

 

La fascination de l’homme pour l’avenir

Divination, prophéties, science-fiction, futurologie, prévision… tantôt mystique, tantôt scientifique, la fascination pour le futur existe depuis la nuit des temps. Personne n’est capable de dire comment se déroulera le futur. Il est par contre possible de voir vers quoi il tendra et de l’anticiper, en créant des scénarios, fruits d’un travail mêlant créativité, méthode, logique et observations. Cette démarche relève de la prospective. Pour faire quoi ? Au sein des entreprise, par exemple, cet exercice permet d’anticiper des crises futures, ou de créer de nouvelles innovations pour pallier aux possibles besoins futurs.

La prospective n’est pas une prévision : elle ne se base pas sur des méthodes de calcul !

Lorsqu’on parle de prospective, inévitablement, on évoque le philosophe Gaston Berger, père fondateur et inventeur dudit mot au milieu des années 50. En cette période d’après-guerre, marquée par des évènements mondiaux considérés comme impossibles jusqu’alors (par exemple, Hiroshima), se développent des pensées tournées vers l’anticipation et la construction de futurs.

La prospective, selon Godet, successeur de Berger, est « un regard sur les avenirs possibles destiné à éclairer l’action présente »2

 

Gaston Berger a fondé la prospective « à la française » sur trois piliers principaux : Voir large ― Voir loin ― Voir profond, et deux piliers plus transversaux3 : Prendre des risques ― Penser à l’homme. Contrairement à la prospective anglosaxonne, la prospective à la française considère l’humain comme la variable clé du changement. Elle s’ancre dans un processus dont la finalité est un avenir à construire.

 

D’un côté, la prospective…

La prospective, est-ce une méthode ? une discipline ? une science ? Même si les puristes jurent que la prospective mobilise une méthode de recherche et des techniques rigoureuses, beaucoup s’accordent pour dire que c’est avant tout et surtout une attitude. Son but est de dépasser la vision d’un futur unique et déterminé pour imaginer plusieurs futurs possibles.

Cône du futur adapté par Diane Beaulieu

 

Quelle est la finalité de la prospective ?

Une analyse prospective permet de détecter des enjeux. Dans quel but ? Selon le diagramme de Bootz et Monti, soit de prendre des décisions stratégiques, soit de prendre des orientations pour aider à la décision, soit de transformer une collectivité à travers la conduite du changement soit mobiliser participativement une collectivité.

« La valeur d’un exercice de prospective ne réside donc pas dans son pouvoir prédictif mais dans son habileté à nourrir la prise de décision et l’action »
― extrait de Qu’est-ce que la prospective ? 4 

 

Les méthodes et les outils de la prospective

Une analyse prospective suit une démarche en plusieurs étapes5. Parmi celles-ci, l’exploration des futurs possibles, est l’étape de création de scénario. Tantôt exploratoire, tantôt normatif, il est l’outil le plus connu de la démarche prospective. Il explore l’évolution possible de l’environnement, -et des éléments externes d’un acteur. Il occupe une place centrale dans une démarche prospective.

Sachant que « la prospective s’appuie sur les sciences humaines, comme la sociologie, l’économie ou la science politique pour informer sa démarche » – selon l’IWEPS6, les outils utilisés dans les démarches prospectives sont nombreux. Ils sont choisis en fonction de la question prospective et de l’étape de travail dans lequel le prospectiviste se trouve. Le diamant de Popper en propose un classement en fonction de leur type :

© Rafael Poppers

 

 

… De l’autre, le design

Il existe une multitude de définition du design à travers le monde et l’histoire. Voici celle retenue pour Wallonie Design : le design anticipe l’évolution de la société dans ses nouveaux besoins et usages. Il rend les produits et services plus attrayants et plus faciles à utiliser. Il permet de développer une image forte et cohérente qui parle aux utilisateurs et il contribue aux performances de l’entreprise ou de la collectivité ou des opérateurs publics.

Il existe plusieurs branches bien connues du design (industrielle, graphique, services…) On connait moins le design spéculatif, aussi connu comme design fiction, design critique, discursive design ou encore interrogative design…

C’est un domaine spécifique du design qui a pour principe de penser collectivement des alternatives, de matérialiser les scénarios de manière tangible et d’avoir une réflexion sur les changements possibles qui impacteront le futur7.

Contrairement au design thinking, le design spéculatif n’est pas une méthode de résolution de problème ! 

 

Le design spéculatif englobe plusieurs outils, dont le design fiction. Ce dernier fait le lien entre la méthode du design (dont le prototypage) et les imaginaires de la science-fiction (les scénarios) dans un but prospectif. AÀ ce titre, le design fiction est un moyen, et non une fin en soi.

Dans la vidéo ci-dessous, Oliver Wathelet, du collectif Making Tomorrow , explique ce qu’est le design fiction, son utilité et à qui la méthode est utile.

 

 

Quels sont les liens entre le design et la prospective ?

Diane Beaulieu porte deux casquettes : celle de designer et celle de prospectiviste. Elle développe actuellement des projets auprès de clients issus du secteur énergétique et des politiques publiques. Nous l’avons rencontrée et questionnée sur les liens entre prospective et design, son sujet de prédilection, puisqu’il y a quelques mois, elle présentait sa thèse de doctorat sur le sujet.
Anticipation, évolution, mobilisation, cohérence… sont des termes communs aux deux notions et, pour Diane, peu importe les termes et les limites de ceux-ci. Ce qui est important selon elle, c’est d’avoir une approche pluridisciplinaire entre design et prospective, qui favorise l’engagement des acteurs vers des futurs responsables.

 

Le design au service de la prospective

Le design apporte à la prospective une aptitude : celle de concrétiser des objets tangibles, qui pourront venir nourrir des scénarios ou mobiliser une collectivité face à un changement8. Selon le collectif Making Tomorrow, dont Olivier Wathelet en cofondateur, le prototypage – méthode souvent associée aux designers d’objets – aurait un rôle clé dans une démarche prospective. « Les objets fictifs sont des artefacts qui vont permettre à l’outil qu’est le design fiction de prendre toute son ampleur »9. Il permet à une collectivité de débattre, de rendre visible des points de frictions, d’ouvrir une collectivité à la créativité et à entrer dans un futur possible.

« Le dessin du designer rend donc tangible et évaluable le(s) projet(s) de l’entreprise. »
― Simon  Hadjidimoff, designer (lire son interview ici)

 

La prospective au service du design

Tout comme le design peut amener des éléments intéressants à la prospective, la prospective peut contribuer au design. En effet, en amont de la création proprement dite, une capacité d’anticipation des évolutions sociétales propre à l’analyse prospective permet au design d’aller puiser une quantité d’informations éclairantes sur des futurs possibles, à travers notamment les points de frictions mis à jour dans une collectivité donnée.

 

Conclusions

Selon Diane Beaulieu10, design et prospective sont des pratiques résolument complémentaires, qui se nourrissent l’une de l’autre et qui sont tournées vers l’action. Elles permettent :

  • une expertise du changement, qui répond aux besoins de transformation des organisations aujourd’hui ;
  • une mobilisation des acteurs dans l’accompagnement à l’évolution de la stratégie des organisations ;
  • des pratiques qui se renforcent par des outils ou approches en commun ;
  • des méthodologies qui entrent graduellement dans la culture des organisations privées et publiques.

 

 

Où en est-on en Wallonie ?

La prospective est souvent confondue avec les prévisions et demeure peu connue des entreprises, des administrations et des mandataires politiques. En Wallonie, au niveau de l’administration publique, les premières recherches visant à produire des connaissances anticipatives datent de la fin des années 198011. Aujourd’hui, les activités de prospective sont principalement exploratoires et non mobilisatrice. Elles sont menées par l’Institut Jules-Destrée et par l’IWEPS.

Il existe quelques entreprises privées qui offrent leurs services de prospective aux entreprises et aux collectivités, comme le Collectif Making Tomorrow. En outre, bons nombres de consultants intègrent la prospective par petites touches dans leur travail.

En parallèle, depuis 2005, Wallonie Design met en place différents types d’actions pour faciliter le recours au design aux seins des collectivités dans le but de concrétiser des innovations et anticiper les changements de la société. Le mot design est souvent mal compris et ses apports réduits aux aspects esthétiques d’un produit. Chez Wallonie design, on entrevoit de belles opportunités et de beaux challenges pour les designers. Seraient-ils les mieux placés pour devenir les futurs prospectivistes de demain ? Leur challenge : voir large, loin et profond.

 

À retenir :

Tout comme le design, la prospective est un moyen de mobiliser l’organisation autour de la construction d’un avenir, d’une vision, en faisant appel à l’intelligence collective.

Le futur est utilisé pour produire des actions concrètes dans le présent.

Les scénarios sont la clé de voute des deux pratiques.

Le design fiction, tout comme la prospective, s’impose comme une discipline méthodologique créative et disruptive dans le management projet. En entreprise, elle permet notamment la gestion d’innovation, ou la gestion de risque.

 

 

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Pour aller plus loin :

Lectures :

  • Baerten, N. (2016). Beyond Visualization : Experiencing the Future. In Foresight in Organizations. Routledge.
  • Bleecker, J. (2009). Design Fiction A short essay on design, science, fact and fiction https://drbfw5wfjlxon.cloudfront.net/writing/DesignFiction_WebEdition.pdf
  • Dunne, A., & Raby, F. (2013). Speculative Everything : Design, Fiction, and Social Dreaming. MIT Press.
  • Kerspern, B., Hary, E., & Lippera, L. (2017). ProtoPolicy, le Design Fiction comme modalité de négociation des transformations sociopolitiques. Sciences du Design, 5.
  • Kirby, D. (2010). The Future Is Now : Diegetic Prototypes and the Role of Popular Films in Generating Real-World Technological Development. Social Studies of Science – SOC STUD SCI, 40, 41‑70. https://doi.org/10.1177/0306312709338325
  • Tharp, B. M., & Tharp, S. M. (2019). Discursive Design : Critical, Speculative, and Alternative Things. MIT Press.
  • Minvielle Nicolas, Wathelet Olivier, Lauquin Martin et Audinet Pauline, Making Tomorrow. Un manuel pour apprivoiser le futur à l’aide du design fiction, éditions Hold Up, juillet 2021.
  • Nicolas Minvielle, Olivier Wathelet, Anthony Masson , Jouer les futurs,éditions pearson, juillet 2016

 

Sites web :

 


Notes et références :

[1] Futuribles est un centre de prospective né dans les années 1960, qui développe des activités de réflexion sur l’avenir (à travers la revue Futuribles et les activités de veille et d’analyse de son association), de recherche, d’innovation et de formation aux méthodes de prospective.
[2] Godet, 1992, cité dans De la prospective à la gestion prévisionnelle des métiers et des compétences dans la fonction publique hospitalière : enjeux et perspectives, NOGUERA et LARTIGAU, 2009, p. 298
[3] « Qu’entend-t-on par « attitude prospective » ? » dans la FAQ de la prospective, sur le site de l’IWEPS (consulter)
[4] Qu’est-ce que la prospective ?, Vincent CALAY, Frédéric CLAISSE, Jean-Luc GUYOT et Rafaël RITONDO
[5] « Quelles sont les étapes à envisager ? » dans la FAQ de la prospective, sur le site de l’IWEPS (consulter)
[6] « Qu’est-ce que la prospective ? » dans la FAQ de la prospective, sur le site de l’IWEPS (consulter)
[7] « Design & Prospective au service de la transformation des organisations », présentation de Diane Beaulieu pour Wallonie Design, juin 2023.
[8] Design et prospective du présent : faire advenir des futurs souhaitables ?, Edith HEURGON et Josée LANDRIEU
[9] Un manuel pour apprivoiser les futurs à l’aide du design fiction, Pauline AUDINET, Martin LAUQUIN, Nicolas MINVIELLE et Olivier WATHELET, 2022, p. 106
[10] « Design & Prospective au service de la transformation des organisations », présentation de Diane Beaulieu pour Wallonie Design, juin 2023.
[11] « La prospective en Région wallonne », Maxime PETIT JEAN, dans Le Courrier du CRISP, mis en ligne sur Cairn.info le 29/12/2016 (consulter)

Dossier Prospective & Design :

Article introductif :
Prospective & Design : d’un événement à un dossier

Article 1 :
 À la recherche du futur souhaitable grâce a la prospective et au design ? 

Article 2 :
Comment le métier de designer peut-il évoluer vers une fonction plus stratégique grâce à la prospective ? 

Article 3 :
Entreprises, jouez avec les futurs ! 

Article 4 :
Focus sur l’attitude prospective, qui passe chez Levita par la collaboration designers-ingénieurs 

 


Article rédigé par Marie Dedry,
avec le soutien du Fonds européen de développement régional

 

 

 

 

Une action menée par Agoria et Wallonie Design

 

 

 

 

 

et avec le soutien de l’Ambassade de France de Belgique

 

 

 

 

 

 

 

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